Discernement, piège, abus. Intervention de Remi de Maindreville,sj 17 avril 2021

 

 

Discernement, pièges et abus.

 

L’actualité récente a mis en évidence le risque que court tout accompagnement spirituel si nous n’y sommes pas vigilants : devenir un lieu d’emprise, où diverses sortes d’abus peuvent germer et proliférer. A l’insu de l’environnement, car l’accompagnement spirituel personnel est confidentiel, mais parfois aussi à l’insu des parties prenantes : quand il s’agit d’abus de conscience ou de pouvoir qui sont commis au nom d’une image déformée ou excessive de Dieu, de la vie évangélique, ou de l’accompagnement spirituel et de sa finalité.

Cela avait conduit la rédaction de la revue Christus à réaliser un numéro sur cette redoutable question « Pour un accompagnement sans emprise » (janvier 2020) où se trouve, pour l’essentiel, ce que je voudrais vous partager ce soir.

Dans l’accompagnement, comme dans l’éducation et d’autres domaines où la relation duelle est essentielle, il y a sans doute des prédateurs qui viennent là chercher des proies plus faciles peut-être. Peut-être aussi y a-t-il en chacun de nous un prédateur qui s’ignore et dont certaines situations peuvent nous révéler un trait de sa présence enfouie. Mais je laisse cela à des spécialistes, et, pour ce soir, j’ai choisi de regarder avec vous comment un accompagnement inspiré des meilleures intentions et mis en place de manière parfaitement respectueuse et convenante peut dévier de sa finalité et « déraper ». Et quitter la recherche d’une plus grande liberté intérieure – une foi plus libre et affermie- pour devenir un chemin où l’on prend le pouvoir chez l’autre au point d’abuser, c’est-à-dire de faire violence, de s’introduire dans sa conscience,  sa pensée,  son affectivité,  son corps.

Pour cela j’évoquerai 4 pièges, pouvant donner lieu à 4 dérives possibles qui me semblent, à l’expérience assez courantes. Mais ce n’est pas exhaustif. Simplement cela permettra peut-être de nous rendre plus conscients de nos fonctionnements intérieurs, de leur rapport à la finalité de l’accompagnement et du coup d’en tirer une vigilance plus grande et plus précise. L’accompagnement spirituel est, pour l’accompagnateur aussi, un lieu, un temps de révélation de l’Esprit et de connaissance de soi, un lieu et un temps où l’on croit et espère avec la force qu’Il nous donne, que l’écoute de l’Esprit nous sauve des chemins de morts, de mensonge, d’erreurs. (cf ann 22).

Pour être plus évidents et conscients, car ils tiennent à l’expression de la demande d’accompagnement, les deux premiers pièges ne sont pas plus faciles à déjouer que les deux derniers, qui travaillent davantage dans l’inconscient et se tendent au détour d’un propos, d’un désir ou d’une intention. Les uns comme les autres appellent un renoncement, une chasteté, un respect pour la terre sacrée qu’est la conscience d’une personne.

 

1.     L’attente d’une parole d’autorité.

« Ai-je la vocation ? » « Que dois-je faire dans cette situation ? » « Qu’en pensez-vous ? »,….  Voilà ! Le premier piège est en place et presque d’entrée de jeu bien souvent. Comme accompagnateur, vous voici  sollicité de vous prononcer au nom de votre autorité ou de votre  qualité supposée, sur une décision grave – qui peut engager la vie – qui, en réalité, ne relève pas de vous, mais de celui qui aura à la prendre et à l’assumer. Et pourtant ce n’est pas rare, de la part de personnes jeunes, ou de personnes submergées par les évènements dans un moment difficile de leur vie, etc. Se révèle là une formidable confiance faite à une personne d’Eglise par ce frère ou cette sœur, et cette confiance totale et immédiate appelle d’autant plus de respect : la conscience de l’autre vous est totalement ouverte, et à sa demande en quelque sorte.

Il peut être très tentant de s’y introduire et de la saccager au nom des meilleures intentions : « Une telle idée ne peut venir que de Dieu », « tu dois répondre oui », « tu es béni de Dieu qui te donne sa grâce », « sois confiant »… En répondant à sa place, en suggérant une réponse, nous violons l’intimité de sa relation à Dieu et l’empêchons de grandir dans cette relation. Il lui faudra du temps pour reconstruire une relation vraie à Dieu où le souvenir d’une autre voix (celle de l’accompagnateur) menacera toujours d’interférer.

Si nous n’y sommes pas attentifs, nous risquons d’oublier que ces demandes n’appellent pas d’abord une réponse, aussi juste puisse-t-elle nous sembler, mais une écoute. Il n’est pas rare que de telles demandes soient à l’origine de relations d’accompagnement spirituel. Aider à éclairer la conscience de l’autre, ce n’est pas « se couler dans cette demande » mais au contraire, l’aider à y poser des limites. Comme le remarque A. Candiard dans une conférence à la Corref, il ne s’agit pour autant de ne pas parler de Dieu, au prétexte que certains en parleraient mal ou à mauvais escient, mais il faut prendre de grandes précautions. Des mots, des références comme Dieu, le Royaume, l’absolu, la sainteté, le bonheur sont des matières nucléaires aujourd’hui. Il est donc très nécessaire, au départ de toute relation spirituelle, de bien remettre la conscience à sa place : celle d’un sanctuaire inviolable. Ce n’est pas la personne qui peut poser ces limites, toute prise qu’elle est dans ses questions et son désir d’une vie chrétienne plus juste. C’est à l’accompagnateur de ne pas confondre les priorités en ne cherchant pas à projeter quoique ce soit sur la personne qui se confie. La seule priorité, dont il faut alors se souvenir dans ces situations, c’est que cette personne grandisse en liberté, qu’elle aime Dieu plus librement dans toute sa vie, qu’elle écoute la voix de l’esprit Saint qui s’adresse à elle en l’occurrence, et non à moi pour elle. Discerner cette écoute et  la liberté qu’elle requiert, c’est cela qui construit les limites d’une vraie relation d’accompagnement. Comment ces questions ont-elles surgi dans son histoire, liées à quels événements ? produisant quels réactions et sentiments ? Etc.  Engager une conversation où la personne met des mots sur ce qu’elle vit, parle au « je », s’engage peu à peu dans son récit.

Nous rencontrons alors une seconde tentation du côté de la personne accompagnante.

 

2.     Sauver l’autre ?

Sauver la personne qui se confie à soi, la mettre sur le chemin du salut, lui indiquer la voie à suivre, les sacrements à vivre, la manière de se conduire, de prier, etc., bref, être efficace pour aider à progresser est sans doute l’une des tentations les plus tenaces, subtiles et renaissantes dans l’accompagnement spirituel. Elle révèle toute l’ambiguïté de termes utilisés pour désigner l’accompagnateur spirituel à certaines époques ou dans certaines cultures : directeur de conscience, guide spirituel, ou même père spirituel qui laisse entendre l’engendrement d’un fils ou d’une fille spirituels. Tentation subtile parce qu’elle s’appuie sur notre générosité la plus profonde, notre désir d’être utile à l’autre , au prochain. Tenace parce qu’elle sollicite immédiatement notre efficacité, notre rationalité, notre esprit de méthode : « tu devrais, tu dois, tu pourrais, …, d’abord ceci, puis cela, prier pour obtenir, te confesser pour te remettre dans la grâce de Dieu, …On planifie, on résout, la personne repart avec un programme et des méthodes, on prend en charge…Tentation renaissante  parce que c’est souvent avec un problème à régler, avec une question qui appelle une réponse, parfois dramatique et urgente, que des personnes viennent en accompagnement. Mais renaissante aussi parce qu’à toutes époques, des maitres spirituels comme Thérèse d’Avila, Jean de la Croix, François de Sales et bien d’autres ont fustigé ces mauvais accompagnements qui maintiennent les âmes dans une soumission à des méthodes, voire à eux-mêmes, là où le Seigneur les appelle à davantage de liberté, à une connaissance plus profonde, vivante et savoureuse de lui-même.

Dans cette tentation, il y a en effet deux éléments.

D’une part, le désir de régler moi-même le problème par crainte d’être mal jugé par l’autre, et d’autant plus quand je vois bien ce qu’il y aurait à faire. Et donc de piétiner là encore la conscience que la personne m’ouvre en grand. A partir d’une peur supposée, imaginaire qui oublie la confiance au profit d’un problème à régler, d’une tâche à faire, d’une réponse à apporter. Je me substitue à la personne (ou au Christ) en voulant la sauver moi-même.

Mais d’autre part, il y a derrière cet élément, derrière ce mélange d’utilité et de peur du jugement de l’autre, cette tentation évoquée plus haut et très puissante qui prend racine dans notre générosité : notre envie de sauver le monde, nos frères et sœurs. Heureusement là nait aussi ce qui nous aide à contrer cette tentation et l’accompagnement « paternaliste » qu’elle induit. C’est la mémoire, le souvenir, que nous ne les sauvons jamais et que nous n’avons pas à les sauver, parce qu’ils sont déjà sauvés. Notre mission de baptisés, d’Eglise, d’accompagnateurs, c’est d’être au service de ce salut-là, dont nous ne sommes jamais la source.

Ce qui est à sauver dans le présent de la rencontre, de l’entretien, c’est « la proposition du prochain » comme dit Ignace de Loyola au § 22 des ES. C’est-à-dire, ce qui fait l’enjeu de sa démarche, à travers la manière dont il la formule. L’objet de ce dialogue initial est précisément de permettre à chacun de se reconnaitre « sauvé » dans le propos de l’autre, non seulement compris mais reconnu dans le regard de foi  qui est porté sur lui. Cela suppose du côté de chacun des conditions qu’il a besoin de vérifier. Ni curiosité ou question inutile et indiscrète, ni jugement du côté de l’accompagnateur ; toute confiance et ouverture complète sur tout ce qui concerne l’enjeu de la rencontre et les ressentis par lesquels passe la personne accompagnée.

 

Il y a donc des conditions éthiques au dialogue spirituel, et on ne discerne que dans un cadre moral entre un bien et un mieux, entre ce qu’il serait évangélique que je fasse et ce que Dieu me demande de faire avec Lui. Les moyens du discernement spirituel et toute la vie spirituelle relèvent aussi de l’éthique. Concrètement, on ne peut disposer de la conscience, ou du corps, ou de la liberté de l’autre, même avec son consentement, à des fins spirituelles. C’est lui porter violence et pervertir la relation, c’est pêcher contre la chasteté, c’est lui voler ce qu’il a de plus précieux, sa liberté, c’est agir à son égard d’une manière que Dieu, Père, Fils et Esprit, réprouve et qu’il s’est toujours refusé à choisir. Dieu n’abuse pas et ne met personne sous emprise.

Il est essentiel de redire tout cela aujourd’hui où l’histoire nous rend témoins de nombreux abus dans la vie spirituelle. Comme si, après des siècles d’austérité et de jansénisme, la redécouverte d’un Dieu bon qui promet le bonheur d’une vie éternelle à ceux qui le cherchent, autorisait l’excès à l’égard de l’autre au nom de l’amour évangélique.

 

Une écoute bienveillante et profonde avec la distance que requiert l’éthique est d’autant plus nécessaire que dans le dialogue spirituel, dans cette forme d’attention aidante, viennent interférer des réactions d’ordre psychologique.

Par exemple, dans la désolation, la traversée d’une période difficile, la personne accompagnée peut rechercher plus ou moins consciemment une forte empathie et vouloir s’assurer la proximité de l’accompagnateur. Ou au contraire l’accabler de reproches. A l’inverse dans la consolation, le bonheur qui habite l’accompagné peut le conduire à signifier de manière excessive sa reconnaissance ou son admiration à l’accompagnateur. Comment ne pas être dupe de ce qui se joue là dans ce qui s’appelle un transfert et qui ne manque jamais de se produire ? de manière à préserver un recul, une distance suffisante. Un exercice, un texte d’Ecriture peuvent suffire  et aider la personne à se tourner vers le seul qui puisse le sauver ou lui donner sa présence.

Mais c’est souvent plus compliqué quand le transfert de l’accompagné touche quelque chose de très sensible chez l’accompagnateur et le fait réagir à son insu ou presque, de manière positive ou négative. Les figures du « miroir » ou du « gendarme intérieur » désignent ces instances psychologiques en construction depuis la petite enfance, jamais totalement maîtrisées, et qui structurent notre intériorité et notre écoute. A. Louf les reprend dans La grâce peut davantage.

 

3.     Le miroir et le gendarme intérieur.

Notre « miroir intérieur » réagit dès que quelque chose de l’accompagné rejoint les désirs les plus vivants, les valeurs les plus profondes de l’accompagnateur, et le ramènent ainsi à sa propre intimité. Son affectivité est touchée et se déploie en désir d’empathie, en sentiments d’amour et d’admiration. Il aime ce que l’autre lui confie car cela lui fait du bien, le conforte intérieurement. Il retrouve dans la personne accompagnée une sorte d’image idéalisée et plaisante de lui-même qui le confirme dans ses choix. S’il n’y prend garde, le risque est d’adopter une attitude systématique d’approbation, à la limite de la complaisance à l’égard de la personne. De construire comme une sorte de lien privilégié et imaginaire, qui réduit la distance nécessaire, obture le jugement et empêche d’entendre toute la diversité de la vie de la personne. (Cf une personne disant qu’elle avait dû changer d’accompagnateur parce qu’il lui disait tout le temps, continue, c’est formidable ce que tu fais, et que lui n’arrivait pas à faire entendre ses doutes, ses questions et les réalités contrastées qu’il vivait hors son engagement qui pouvait bien être exemplaire en effet.).

La logique du miroir peut aussi conduire à multiplier les rencontres, à juger des relations de la personne, à l’isoler au nom de sa progression spirituelle, ou de sa vocation, pour la protéger soi-disant. Laisser faire en soi la logique du miroir peut conduire à une mainmise sur une personne et sa conscience. (cas de miguel qui a dû rompre pour retrouver sa liberté).

Le « gendarme intérieur » est la figure opposée du miroir, mais identique dans son fonctionnement. Elle s’active quand la personne vient heurter, mépriser ou bafouer quelque chose en quoi l’accompagnateur croit profondément, se reconnait très fortement. Il se sent alors agressé et réagit avec vivacité. Mais ce n’est plus l’accompagnateur, c’est la personne d ’autorité agressée dans ses valeurs qui juge et qui condamne.

Si son jugement touche le gendarme intérieur de la personne, il renforcera la culpabilisation chez celle-ci, qui cherchera souvent l’approbation de l’accompagnateur, se mettant dans une dépendance à son égard, une sorte d’emprise morale dans laquelle l’accompagné abandonne sa conscience à ce qui satisfait les valeurs de l’accompagnateur.

 

C’est souvent à travers des expériences de ce type que les accompagnateurs acquièrent une connaissance de leurs ressorts les plus intimes. Revenir sur un entretien qui s’est mal passé est toujours une chose possible, mais sans doute pas sans avoir rencontré son propre accompagnateur (supervision). Dans les deux cas, ce n’est plus la personne que l’accompagnateur écoute, mais une image de lui-même réactivée par les propos entendus. Surgie en lui au sein d’une relation de confiance, cette image positive ou négative fait de la personne l’objet de ses affects : amour haine, plaisir, peur,… que l’accompagnateur justifie spirituellement.

Cette image enferme aussi l’accompagné dans une particularité de son existence qui fait écran à tout le reste de son récit de vie, même si c’est parfois avec sa complicité. On entre alors dans un processus d’emprise à partir d’une écoute sélective, d’un mal-entendu qui fait sortir la relation de son terrain de vérité. Les écrits de personnes victimes d’emprise ou d’abus de conscience ou de pouvoir décrivent bien ce processus qui les enferme dans une relation, là où elles espéraient trouver la vie, la liberté, la paix.

 

 

 

 

4.     Comment progresser ? une manière de conclure.

Ecouter c’est toujours « mal-entendre ». Souvenons-nous d’Adam et Eve : là où Dieu donne en partage la Parole d’amour créateur et l’interdit qui permet de l’entendre et de la mettre en œuvre, le premier couple guidé par l’esprit de mensonge entend « Dieu ne veut pas nous partager son pouvoir ». Nous entendons mal à cause de notre finitude et parce que l’esprit de mort s’en mêle et nous séduit sous les traits  de l’esprit de Dieu.

Faire des erreurs dans notre manière d’accompagner des personnes dans leur vie spirituelle est inévitable sans doute. Mais deux réactions plus une 3° sont alors essentielles :

·       Rendre toujours la main à la personne accompagnée. C’est toujours à elle et personne d’autre de décider librement d’elle-même en conscience. Un exercice, une référence scripturaire, une question à reprendre, etc. peut la remettre à l’écoute de l’Esprit qui l’a poussé à venir, à parler, à chercher, etc. « De quoi parliez-vous en chemin ? » dit Jésus aux disciples d’Emmaüs qui s’en vont déçus.

·       « Où es-tu ? » La 1° question que Dieu pose à l’être humain pour être en vérité l’un avec l’autre n’appelle pas au jugement mais à l’expression d’une distance, d’une localisation, d’une présence. Elle invite à relire calmement du point de vue de Dieu, ce qui s’est vécu pour noter les parts d’ombre et de lumière. Elle invite plus globalement à une supervision où l’accompagnateur peut exprimer le malaise, la question, la joie que lui laisse tel ou tel accompagnement.

·       La modestie. Pierre a reconnu l’Esprit de Dieu qui travaille le centurion Corneille qui s’agenouille et Pierre lui dit « relève-toi, je ne suis qu’un homme moi aussi ! » (Ac 10, 26). Comme Jean-Baptiste répondait à ceux qui cherchaient le messie « Je ne suis pas le messie » (Jn 1, 20). Comme le dit excellemment A. Candiard, « dans un monde où l’on cherche beaucoup à enrôler et à posséder les hommes, nous pouvons leur offrir non pas un camp ou une identité de plus, mais la chance d’avoir des frères ». (Christus n° 265, p.16).  

 

 

 

 


 

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